Publié le 17 Avril 2017
La « Force Noire » pendant la première guerre mondiale
Dès l’origine de la présence française en Afrique occidentale, des miliciens africains reçoivent pour mission de protéger les établissements commerciaux de la métropole sur les côtes sénégalaises. Le 21 juillet 1857, Louis Faidherbe, gouverneur du Sénégal, obtient de l’empereur Napoléon III, par le décret de Plombières-les-Bains, la création du premier bataillon de tirailleurs « sénégalais ». En 1900, le 1er Régiment de tirailleurs « sénégalais » est formé au Sénégal, à Saint Louis. Bien que le recrutement de tirailleurs ne se soit pas limité au Sénégal, ces unités d'infanterie ont rapidement désigné l'ensemble des soldats africains de couleur noire qui se battent sous le drapeau français et qui se différencient ainsi des unités d'Afrique du Nord, tels les tirailleurs algériens. Lors de la Première Guerre mondiale, ce sont environ 200 000 « Sénégalais » de l'AOF (L’Afrique Occidentale française) qui se battent sous le drapeau français, dont plus de 135 000 en Europe.
« La Force Noire »
L’idée de faire appel massivement à des
soldats indigènes afin d’avoir davantage d’hommes pour une guerre prochaine contre l’Allemagne est lancée en 1910 par le colonel Mangin dans un livre intitulé « La Force Noire ». Dans cet ouvrage Mangin dresse le tableau d’une France qui se dépeuple. La conscription s’annonce difficile. Le colonel Mangin préconise de recruter massivement les africains. « Nos forces africaines nous constituent des réserves presque indéfinies ». Le député Adolphe Messimy soutient cette idée en écrivant dans les colonnes du quotidien « Le Matin » du 3 septembre 1910 « L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure ».
Si le recrutement des hommes noirs n’a pas été massif avant la guerre, en revanche une fois la guerre déclenchée, l’état-major va se servir de ses colonies comme d’un réservoir à soldats. En 1914, ce sont 26 000 « tirailleurs sénégalais » qui sont recrutés, puis 50 000 en 1915-1916. Le point culminant est en 1917 lors du lancement de la mission par le gouverneur général de l'Afrique occidentale française Angoulvant et Blaise Diagne, seul député élu d'origine africaine. Le nombre de tirailleurs a fait plus que décupler pour atteindre un total de 183 000 hommes en 1917. Marc Michel dans son essai, L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre écrit « Au total, l’Afrique fournit à la machine de guerre de la France les trois quarts des soldats mobilisés dans son empire, 170 000 Noirs de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et de l’Afrique-Équatoriale française (AEF), plus de 172 000 Algériens musulmans, près de 100 000 Tunisiens et Marocains, 40 000 Malgaches." Mais cette mobilisation ne va pas se faire sans résistance.
Les révoltes contre la levée des troupes
Le décret du 7 février 1912 institue le recrutement par voie de réquisition. Les administrateurs coloniaux fixent des quotas aux chefs de cantons qui répercutent auprès des chefs de villages. Mais face à l'effort de guerre et à " l'impôt du sang " des résistances se mettent en place. Des manifestations de mécontentement, des automutilations, des désertions, la présentation d'inaptes aux commissions de recrutement sont parmi les stratégies pour éviter l’enrôlement. Outre cette forme de résistance, trois révoltes importantes éclatent en 1915 et en 1917.
La première a lieu chez les Bambaras du Mali, près de Bamako en avril-mai 1915. Elle dure environ 6 mois, du printemps à novembre 1915.
La deuxième, éclate en novembre 1915 dans l'ouest de la Haute-Volta, l’actuel Burkina Faso, autour du gros village de Bouna. Les historiens la considèrent comme la plus grande révolte anticoloniale de l’Afrique noire française, qui a soulevé plus de 160 000 habitants dans plus de 500 villages. Pour faire face à une résistance inattendue, en février 1916, une colonne militaire est lancée, et organise une campagne de destruction systématique, avec 750 hommes et deux sections de mitrailleurs. Deux autres colonnes sont envoyées en avril 1916. Les dernières oppositions armées sont détruites en septembre. 110 villages sont détruits. Il aura fallu 9 mois et 2000 hommes pour réduire cette révolte au silence. Cette dernière entraine une baisse du nombre de recrutements.
En 1917, une nouvelle révolte affecte le nord du Dahomey et contraint Clémenceau à confier désormais la mission du recrutement au seul député noir d'Afrique, Blaise Diagne qui devient en 1917 commissaire général aux troupes noires avec rang de sous-secrétaire d'État aux colonies. Entre février et août 1918, il sillonne l'Afrique de Dakar à Bamako et essaye de convaincre ses "compatriotes" encore soumis au Code de l'Indigénat de venir se battre en France, tout en leur promettant des médailles militaires, une bonne solde, un certificat de bien manger, un habillement neuf et surtout la citoyenneté française une fois la guerre finie. " En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits ", promet-il. Beaucoup de tirailleurs pensent ainsi que leur sacrifice leur vaudra le statut de citoyen français. Les primes de recrutement sont fortement augmentées. Il réussit de la sorte à mobiliser 63 000 soldats en AOF et 14 000 en AEF.
L’armée coloniale au combat
En août 1914, les premiers contingents de troupes coloniales arrivent en France. L’absence de permissions permettant aux « Indigènes » de revoir leurs proches, suscitent une profonde tristesse. Cette nostalgie liée aux douloureuses expériences de la guerre, provoque des suicides et certaines tentatives de mutilation.
Entre 1914 et 1918, les soldats de la « force noire » participent à toutes les batailles et offensives décisives. Le général Nivelle, qui remplace Joffre en décembre 1916, les envoie massivement à la mort. Une note du 21 janvier 1917, signée de sa main, demande de « ne pas ménager le sang noir pour conserver un peu de blanc ». Au matin du 16 avril 1917, plus de 15 000 tirailleurs sénégalais sont lancés à l’assaut des crêtes du Chemin des Dames. Nivelle a confié la 6e Armée à Mangin, devenu général, qui espère trouver là l’occasion de faire triompher ses idées sur la « Force noire ». Il a placé « ses » Sénégalais aux deux ailes, 20 bataillons, soit environ 15 000 hommes. Paralysés par le froid, ils sont fauchés par les mitrailleuses allemandes. Dans la seule journée du 16 avril, plus de 1 400 de ces tirailleurs meurent dans les combats pour la conquête du Mont des Singes, des fermes de Moisy et d’Heurtebise ou sur les pentes d’Ailles. Lors des deux premiers jours de l’offensive, les 16 et 17 avril, les tirailleurs sénégalais perdent de l’ordre des trois quarts de leurs effectifs. En trois jours, plus de 6 000 tirailleurs sont morts au Chemin des Dames. Ce qui reste de leurs unités doit être relevé le 18 avril. Mangin a gagné ici la sinistre réputation de « broyeur de Noirs » qui amène Nivelle à lui retirer, le 29 avril, le commandement de la 6e Armée.
La mutinerie de la Troupe Noire du 61ème BTS, la bataillon Malafosse
Les terribles désillusions de l’Offensive du Chemin des Dames occasionnent de nombreuses manifestations de mécontentements chez les combattants français. Les troupes coloniales sont chargées de surveiller et d’encadrer ces « mutins ». Mais au début du mois d’août, le 61e BTS du chef de bataillon Malafosse est également touché par des manifestations de « ras le bol ». L’unité a été engagée coup sur coup trois fois de suite avec des pertes effroyables le 16 avril au chemin des dames, à nouveau le 5 mai puis encore le 29 juillet à Heurtebize.
Cette mutinerie est caractérisée par le refus collectif de monter en ligne. Le 13 août à Maizy, une compagnie demande à être renvoyée au dépôt divisionnaire au moment où elle doit partir pour les tranchées. Alors que la venue du général Puyperoux semble débloquer la situation, une autre compagnie refuse de se rassembler. Le lendemain, 2 à 300 hommes restent en armes aux abords du camp en refusant de rallier le commandant. Les soldats réclament du repos et comparent leur situation à celle des autres bataillons moins exposés. Le mot d’ordre des mutins est clair « bataillon Malafosse n’a pas bon, jamais repos, toujours faire la guerre, toujours tuer Noirs ». Les meneurs sont arrêtés au milieu de leurs camarades mais ces derniers ne bougent toujours pas. Deux jours de repos leur sont accordés, ce qui finit par ramener l’ordre. Deux tirailleurs sont arrêtés, traduits en conseil de guerre le 23 août et condamnés à mort (Bala Taraoré de Guinée et Abdoulaye Yattara du Niger). La peine est commuée par le président de la République. Par ailleurs, le soldat Bikama Keita est fusillé le 13 septembre pour voies de fait contre un sergent le 29 avril précédent.
Le bilan
Les tirailleurs sénégalais ont été sur tous les fronts, mais en ont payé le prix fort. À la fin de la guerre, le pourcentage de soldats africains morts au combat s’élève à plus de 22 %.
La guerre de 1914-1918 marque un tournant dans la représentation de l'Afrique noire et de ses habitants. La propagande officielle vante tout au long du conflit la valeur des soldats noirs, leur "sauvagerie" se retournant contre celui qui symbolise alors la barbarie, le "Boche" (l'Allemand). L'Africain devient ce fidèle combattant, toujours souriant, souvent gauche : le mythe du " grand enfant " est en train de naître, immortalisé par la figure du personnage du tirailleur « Y'a bon » qui prend la place à partir de 1915, de la Martiniquaise qui figurait sur les premières boîtes de cacao de la marque Banania avant la Première Guerre mondiale. À la fin des années 30, le tirailleur est identifié dans l'imagerie populaire au célèbre personnage sur lequel Léopold Sédar Senghor, exprimant la révolte des Africains devant l'utilisation caricaturale de l'image du tirailleur, et du Noir en général, écrit ces deux vers : " Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur / Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. "
Mathilde Roux