Publié le 16 Juin 2013
Le congres départemental de notre fédération s'est tenu hier, et s'est conclu par une brillante intervention de notre ami et camarade Remy Janneau. Ce dernier ayant accepté que l'on diffuse son exposé sur notre blog, nous le remercions fraternellement.
Au moment où les enseignants, les parents et les élus se mobilisaient contre la loi Peillon, un groupe de députés de droite et d’extrême-droite, menés par Lionnel Luca et Marion Maréchal-Le Pen, déposait une énième loi « reconnaissant le génocide franco-français en Vendée ». Quel rapport ? me direz-vous. Chacun sait ce qu’est une loi « mémorielle » : c’est une tentative d’enfermer la recherche, l’édition et l’enseignement dans un carcan idéologique, d’imposer une vérité historique officielle en s’appuyant sur une mémoire réelle ou prétendue. C’est donc un point d’appui pour tous ceux qui souhaitent dicter aux chercheurs ce qu’ils doivent trouver, aux auteurs ce qu’il est légitime de publier et aux enseignants ce qu’ils doivent enseigner. Lois mémorielles ou non, d’ailleurs, la question reste la même : des élus et des groupes de pression seront-ils demain en situation de dicter les contenus d’enseignement ? C’est l’un des enjeux de la loi Peillon et, plus généralement, de « l’acte III de la décentralisation ».
Histoire et mémoire : des rapports complexes
Je commencerai par un détour par une question qui est, pour les historiens, une source de réflexion inépuisable mais qui, instrumentalisée à des fins idéologiques, devient une question politique : celle du rapport entre l’histoire et la mémoire. Je ne parle pas ici, bien entendu, de la mémoire individuelle qui est subjective, faillible et qui se transforme et s’estompe avec le temps, mais de la mémoire collective, celle d’un groupe social, religieux ou ethnique, éventuellement celle d’une nation, celle qui se transmet, se perpétue et s’enrichit de génération en génération et qui s’exprime par des commémorations, des lieux consacrés par la tradition, ce qu’on appelle, précisément, des « lieux de mémoire ».
Les rapports entre histoire et mémoire sont complexes. Dans la mythologie grecque, la muse de l’histoire, Clio est la fille de Mnémosyne, déesse de la mémoire. Il n’est pas d’histoire sans mémoire. C’est la mémoire qui, à l’origine, a fourni les premiers matériaux de l’histoire. Et pourtant ce sont deux modes de reconstruction du passé qui n’ont ni les mêmes caractères, ni les mêmes objectifs. La mémoire, censée être un héritage, se veut fidélité. L’histoire se construit, au contraire, par l’étude critique et le recoupement des documents et par la confrontation des points de vue. Elle est exigence de vérité. L’une se veut témoignage, l’autre est explicative.
Chercher les causes de la révolte des régions de l’ouest en 1793, comparer les points de vue de différents historiens, rappeler la répression atroce qui a sévi dans les premiers mois de 1794, y compris les noyades de Nantes, c’est faire de l’histoire.
Célébrer les « martyrs », rendre quasiment un culte aux victimes, y compris à celles d’un massacre qui n’a pas eu lieu, c’est s’enfermer dans une mémoire et lui subordonner la recherche érudite.
Histoire, mémoire, idéologie
Bien entendu, l’histoire n’est pas plus exempte d’idéologie voire de manipulations que la mémoire mais suivant des dosages différents. L’histoire enseignée sous la IIIème République dégénérait volontiers en imagerie. Elle était truffée de falsifications qui n’étaient pas gratuites, falsifications qui sont seulement devenues, aujourd’hui, un peu plus subtiles. Mais, pour autant, l’histoire reste une discipline scientifique. L’historien est, de surcroît, astreint à un devoir de vérité, non seulement pour des raisons déontologiques - le mensonge le reléguerait au rang d’un médiocre pamphlétaire comme Reynald Sécher - mais aussi parce que ses écrits sont soumis à la critique de ses pairs et à celle du public. Il y a débat public sur les faits historiques, sur leur interprétation, sur la méthode, sur les problématiques, sur l’objet de l’histoire, sur la définition même du document…. L’historien ne peut écrire n’importe quoi. Si la recherche ne donne pas automatiquement la vérité, elle permet d‘en approcher et elle rend le mensonge plus difficile.
Il n’en va pas de même de la mémoire qui, elle, ne se discute pas, ne serait-ce que parce qu’elle concerne un groupe qui l’accepte par avance parce qu’elle est censée fonder son identité. C’est du moins, la théorie. Dans les faits, chaque conscience individuelle décline à sa manière la conscience collective. Celle-ci aura donc ses gardiens qui vont la préserver mais aussi l’enrichir et la manipuler.
Un exemple de construction de la mémoire : la Vendée
La Vendée fournit un bon exemple, en tous cas, l’un des plus étudiés. La mémoire qui s’y forge sous l’Empire et surtout sous la Restauration est d’abord l’œuvre des prêtres réfractaires qui incarnent ou sont censés incarner le « souvenir ». Elle est écrite également par des nobles et par les proches d’anciens chefs vendéens. La marquise de La Rochejaquelein, publie ainsi, en 1814, des Mémoires, qui sont un véritable best-seller. La mémoire des « martyrs » est célébrée par l’érection de chapelles, d’oratoires, de calvaires, de statues des chefs vendéens, de mausolées, par la réalisation de vitraux, par l’organisation de pèlerinages sur les lieux de massacres... C’est dans ce contexte, que Chateaubriand, reprend, sans aucun souci de la vraisemblance, le chiffre de 600 000 morts sur lequel Chaunu fondera, en 1983, l’invention du prétendu « génocide franco-français». Lorsque le régime de la Restauration se durcit, après l’assassinat du duc de Berry, en 1820 et surtout avec l’avènement de Charles X, se met en place, le culte des « martyrs » vendéens prend un caractère national.
La mémoire vendéenne n’est donc pas seulement une mémoire cléricale et monarchiste, c’est une mémoire ultra. Loin d’être un reflet, même déformé, du passé, c’est avant tout un projet de reconquête idéologique, un appel à la lutte contre l’illégitime Louis-Philippe puis contre la « République démoniaque » pour reprendre certains propos entendus au prône du dimanche. Elle va continuer à s’enrichir.
L’exemple le plus typique est le prétendu « massacre des Lucs-sur-Boulogne». Vers 1860, Jean Bart, curé des Lucs, commune située à une vingtaine de kilomètres de La Roche-sur-Yon, trouve quelques squelettes sous les ruines d’une chapelle. Il en conclut que ce sont les restes des victimes d’un massacre oublié. Reprenant la liste de 564 victimes décédées dans la localité entre 1792 et 1794 établie jadis par l’abbé Barbelette, il les réunit en un seul massacre. Les victimes de trois années d'affrontements puis de guerre civile, y compris celles qui ont succombé à la faim, à la maladie ou à l’épuisement, deviennent ainsi celles d'un massacre perpétré en quelques heures. En 1874, le curé Jean Bart publie un opuscule. L’Eglise et la réaction entretiendront pieusement la mémoire de ce prétendu massacre.
En 1939, une commission présidée par l’évêque de Luçon demande la béatification de 110 enfants, Un vitrail est réalisé en 1942, dans le climat antirépublicain que l’on sait. En 1945, un écrivain catholique, Gaétan Bernoville publie un ouvrage (L’épopée des Lucs et les saints innocents de la Vendée) qui sera réédité en 1954 sous le titre évocateur: Un Oradour révolutionnaire. En 1993, en présence de Soljenitsyne, Philippe De Villiers fait inaugurer un mémorial, présenté comme « un reliquaire », un « lieu de recueillement », prolongé par un « chemin de la mémoire » qui conduit à la chapelle du Petit Luc où sont pieusement inscrits les noms des 564 victimes. Que cet édifice ait été rebaptisé historial ne change rien à sa nature. Tout récemment, Bruno Retailleau, sénateur UMP et président du Conseil général de Vendée, a fait venir, cette fois, Lech Valesa. Enfin, dans l’exposé des motifs de la proposition de loi Luca-Le Pen, les modalités du massacre d’Oradour sont carrément projetées sur les Lucs: sans s’appuyer manifestement sur autre chose que le titre suggestif de Bernoville, les députés signataires assènent comme une évidence que les 564 victimes (curieusement devenues 563) auraient été brûlées vives dans l’église des Lucs !
Voilà comment de construit la mémoire collective. Ensuite, il ne suffit plus que de crier au négationnisme dès que, s’appuyant sur une étude critique des documents, un historien la met en doute. Dans un livre publié en 2011, Reynald Sécher, dénonce ainsi, en termes à peine voilés, Jean-Clément Martin et Xavier Lardière, coauteurs d’un ouvrage dans lequel ils s’efforcent simplement d’établir la vérité sur ce massacre. Ces falsifications sont complaisamment relayées par les médias. L’émission de la série L’ombre d’un doute consacrée à la Vendée, reprend pour argent comptant cette « mémoire » totalement fabriquée.
Cette mémoire peu républicaine est-elle, pour autant la mémoire collective réelle des Vendéens ? Reynald Sécher écrit sans rire que le traumatisme resterait si prégnant que les Vendéennes répugneraient à épouser des non vendéens et même à franchir la Loire. C’était peut-être vrai jusqu’aux années 1870/80, une époque où, selon certains témoignages, on priait dans les familles, si l’enfant devait naître en juillet, pour que ce ne soit pas le 14 ! Cette mémoire est restée ancrée au sein des populations rurales tant que les survivants ou leurs enfants ont été en mesure de relayer dans les familles, le propos du curé ou du propriétaire. Ce n’est pas un hasard si, après 1871, la Vendée est longtemps restée la région où le vote républicain avait le plus de mal à progresser parmi les ruraux.
Cette mémoire s’est estompée, néanmoins, avec la disparition des vieilles générations et parce que les paysans se rendaient compte que les républicains ne étaient ni des « partageux » ni des « anarchistes ». Ce que l’on tient trop souvent pour la mémoire collective des Vendéens se confond avec le militantisme royaliste et clérical, surtout entre le centenaire de la Révolution et la séparation de 1905, période au cours de laquelle se multiplient croix, statues, vitraux et pèlerinages. C’est une époque où les arrière-petits-enfants se mettent en devoir de coucher par écrit les souvenirs transmis par leurs aïeux, où les curés écrivent « l’histoire » de leur village. Contre « l’école sans Dieu » se dressent les écoles confessionnelles, où l’on remet, lors des distributions de prix, des ouvrages contant l’héroïsme et le martyre des Vendéens. Aujourd’hui, cette « mémoire » n’est plus guère cultivée que par des hommes politiques ou des associations comme le Souvenir vendéen, à seule fin de marquer la République d’un stigmate infâmant et d’en obtenir une repentance. Le Souvenir vendéen ne manque pas, à cet égard, de suite dans les idées : lors de sa création, en 1932, il dénonçait la « peste du laïcisme » et se proposait de « faire comparaître la Révolution française à la barre de l’Histoire ».
Devoir de mémoire ou devoir d’histoire ?
Ce genre de flamme pieusement entretenue pose, de manière plus générale, la question de ce « devoir de mémoire » dont on nous rebat les oreilles depuis 30 ans. Il faut bien avouer que les républicains eux-mêmes ne sont pas toujours au clair sur cette question. L’idée d’un « devoir de mémoire » est née initialement pour que ne se perde pas la mémoire de la déportation - le premier à en avoir parlé est Primo Levi, rescapé d’Auschwitz – et elle s’est affirmée, à partir des années 80, en réaction à la négation des chambres à gaz. Pourtant, c’est avec raison que Paul Ricoeur mettait en garde contre « le piège du devoir de mémoire ». Le « devoir de mémoire », en effet, c’est un argument d’autorité : c’est vrai parce que mon arrière-grand-père qui y était l’a dit à mon père qui me l’a répété ; vous êtes donc tenu de me croire sur parole. C’est l’obligation morale de tenir pour acquises des vérités toutes faites donc une interdiction de réfléchir qui vise à enfermer les individus dans une identité historiquement héritée ou délibérément fabriquée.
Il en résulte – Maurice Halbwachs l’a montré dans les années 30 – que, si l’histoire est une, les mémoires sont plurielles. Nous savons aujourd’hui qu’elles peuvent être concurrentes et même donner lieu à des surenchères haineuses, liées à l’acharnement à de certains groupes visant à obtenir le vote de lois mémorielles imposant, parfois sous peine de condamnations légales, une vérité conforme à leur vision de l’Histoire ou de tel ou tel événement. Il ne s’agit pas de tourner le dos à la mémoire et au passé mais de chercher la vérité en admettant que la connaissance peut évoluer, ce que ne permet pas la mémoire. Le devoir auquel nous devons nous astreindre n’est donc pas le devoir de mémoire mais le devoir d’histoire.
Surenchères mémorielles
Il n’y a pas qu’en Vendée que des mémoires particulières sont ainsi entretenues. C’est le cas dans toutes les régions où des groupes restent travaillés par le ferment identitaire, de l’Alsace à l’Occitanie en passant par la Bretagne et le Pays basque sans parler de la Corse. Le lobby nationaliste ou régionaliste breton continue, par exemple, à raconter les malheurs d’une Bretagne victime d’un « génocide culturel », martyrisée et détournée, depuis cinq siècles, de la vocation maritime qui faisait sa prospérité par une France marâtre, opprimée depuis la Révolution, par les infâmes « jacobins » et empêchée, aujourd’hui, faute de retrouver son identité culturelle, de s’épanouir pleinement dans le cadre de la mondialisation et de l’Europe des régions. Ce lobby représente une infime minorité mais, il dispose d’un réseau d’influence, de moyens financiers et, au regard des capitulations en rase campagne des élus de tous bords et même de l’Etat « jacobin », d’un pouvoir d’intimidation hors de proportions avec le nombre de ses adeptes réels.
Il en va de même des groupes que le discours officiel et les pouvoirs publics reconnaissent comme des « communautés », religieuses, ethniques voire raciales, en réalité des groupes qui s’accrochent comme à des vérités intangibles à une mémoire des persécutions, d’un génocide, de la colonisation, de l’esclavage, de la traite, et ceci à des fins qui ont peu à voir avec la vérité historique: justifier la politique de l’Etat d’Israël pour ce qui est de certains juifs, s’assurer une créance illimitée sur la République pour ce qui concerne des populations censées descendre des victimes de la colonisation, parfois apaiser une mémoire qui reste douloureuse ou que l’on entretient comme telle, dans le cas des Français d’origine arménienne. Il ne s’agit pas de nier les souffrances endurées par certains peuples. Ces traumatismes historiques sont une réalité. Mais l’argument de la mémoire n’est qu’une instrumentalisation des malheurs passés. Il faut avoir le courage dire bien haut que les souffrances des arrières grands-parents voire d’ancêtres encore bien plus éloignés, ne peuvent justifier que des mémoires particulières, partielles et partiales, soient érigées en vérités officielles.
Quelques faits suffiront à illustrer ce que Tsvetan Todorov appelle les «abus de la mémoire ».
Lors du premier vote de la loi sur le génocide arménien, il était prévu que tout enseignant ou tout chercheur qui mettrait en doute, non les faits eux-mêmes, mais la qualification de génocide tomberait sous le coup de la loi.
La loi Taubira reconnaît les traites négrières occidentales comme un génocide. Pourquoi seulement les traites occidentales qui ont déporté 11 millions de noirs et pas celles des Arabes qui en ont déporté 17 ni les traites intra africaine qui en ont déplacé 14 ? En application de cette loi, l’historien nantais Olivier Petré-Grenouilleau, auteur d’un excellent ouvrage qui fait vraiment le tour de la question, a été trainé devant un tribunal par un collectif antillais, guyanais et réunionais, au motif qu’au cours d’une interview, il a déclaré être réticent quant à l’emploi du terme de génocide. Non qu’il nie la traite et ses atrocités, ce qu’il met en cause c’est la qualification comme génocide tout simplement qu’à la différence des juifs, il n’y a pas eu d’intention d’exterminer les noirs, marchandise pour les négriers, main d’œuvre pour les planteurs. Manquerait selon lui le critère d’intentionnalité. C’est une question qui se discute. C’est le même débat que pour les Indiens d’Amérique et dans une moindre mesure pour les Arméniens. En tout état de cause, ce n’est pas un débat scientifique. C’est un débat idéologique et politique. D’autant qu’on a également reproché à Pétré-Grenouilleau de « relativiser » la traite atlantique en mentionnant les traites effectuées par les Africains eux-mêmes. Ces traites sont une réalité historique et il me semble justifié de les mentionner dans un ouvrage qui porte sur toutes les formes de traites négrières. La vie de Pétré-Grenouilleau en a été pourrie pendant plusieurs années jusqu’à ce que le collectif en question se rende compte que son action était contre-productive et renonce à sa plainte. Faire droit à la mémoire, qui plus est en l’érigeant en loi mémorielle, conduit, on le voit, à encamisoler toute recherche et à interdire toute réflexion.
Et puis, ce « devoir de mémoire » peut dégénérer en surenchère haineuse. Dieudonné en est ainsi arrivé à opposer la mémoire de l’holocauste qu’il a qualifiée de « pornographie mémorielle » à celle de la traite et de l’esclavage, à ses yeux seule légitime. Ce qui circule parfois sur internet donne la mesure du danger : on a pu y trouver le chiffre de 200 000 000 de noirs déportés, chiffre invraisemblable à une époque où la population du globe atteignait tout juste le premier milliard. Bien entendu, c’étaient les juifs qui étaient coupables de la traite!
Cette exploitation de la mémoire par des lobbies, par des groupes de nature diverse, pour qui elle devrait s’imposer sans partage ne demande évidemment qu’à s’engouffrer dans les failles ouvertes par la balkanisation territoriale de la République pour en précipiter l’éclatement mémoriel.
Patrimonialisation de l’histoire et « fin des idéologies »
Le risque est d’autant plus grand que le terrain est largement préparé depuis 40 ans par un phénomène général de patrimonialisation de l’Histoire. Les premiers symptômes en ont été révélés par la « pédagogie de l’éveil» qui a dévasté l’école à partir dans les années 70. Au-delà du fait que l’école n’avait plus pour fonction de transmettre des connaissances et de la prohibition, en histoire, de l’événement, de tout aspect politique, de la chronologie et des grands personnages (ceci sans que les peuples y trouvent leur compte), l’histoire s’est trouvée ramenée lorsqu’elle était encore enseignée, à l’histoire locale nourrie par les vestiges et les témoignages. Il en est résulté une approche purement descriptive voire affective, jamais explicative. Ce qui est essentiel, pour le sujet qui nous intéresse, c’est son caractère patrimonial : l’esprit critique abdiquait devant LA richesse locale. On quittait le terrain de l’histoire pour celui de la mémoire.
Un tel engouement, qui, bien entendu, ne restait pas cantonné au terrain scolaire, trahissait un repli sur les racines, réelles ou supposées, sur la mémoire au détriment de la valeur explicative de l’histoire et, partant, de l’analyse critique de la société. Ce recul de la pensée critique allait de pair avec ce que l’on appelle de manière totalement inappropriée « la fin des idéologies ». En réalité, ce que les « chiens de garde » pour reprendre l’expression de Paul Nizan et leurs émules des médias appellent « idéologie », c’est toute tentative de penser le monde. Dans la XIème thèse sur Feuerbach, Marx écrivait : « Les philosophes ont pensé le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». C’est bien le problème : depuis 30 ans, les penseurs officiels et les ténors des médias ont imposé l’idée que toute analyse explicative globale du monde est liberticide parce que la volonté de le transformer qui en découle serait porteuse du totalitarisme. Le cadre de pensée dominant c’est que nous n’avons plus d’emprise sur le monde, qu’il faut l’accepter tel qu’il est, au mieux s’adapter à des évolutions auxquelles nous ne pouvons rien. Bien entendu, la catastrophe culturelle induite par 40 ans de contre-réformes scolaires, en particulier l’effondrement des connaissances historiques, ne peut que favoriser ce phénomène.
L’acte III de la décentralisation
Cette patrimonialisation de l’histoire, ce poids des mémoires, cette balkanisation du regard porté sur la société, vont de pair, donc, avec l’Europe des régions et avec la décentralisation dont s’ouvre actuellement « l’acte III ». On peut évidemment être tenté de se dire : voilà 40 ans que nous dénonçons des contre-réformes toujours plus désastreuses, 30 ans que se succèdent les lois de décentralisation et la fin du monde n’est toujours pas arrivée. Si l’on regarde les choses superficiellement, à part le fait que notre école, jadis considérée comme l’une des meilleures du monde, est tombée au 17ème rang européen, on peut avoir l’impression qu’au fond, rien n’a fondamentalement changé. Il y a toujours des maîtres devant les élèves, des enseignants qui essaient de faire leur travail … Non seulement ce n’est qu’une impression trompeuse mais nous en sommes à l’heure de vérité.
« L’acte III de la décentralisation » diffère profondément, en effet, des deux précédents, d’autant qu’il est agrémenté de la loi Peillon qui fait passer des pans entiers des apprentissages scolaires sous le contrôle des municipalités ou des intercommunalités et qui les inscrit dans un « projet pédagogique territorial ». Les actes I et II transféraient des compétences aux communes, aux départements et aux régions. La loi du 2 mars 1982 – « l’acte I » - substituait un simple contrôle de légalité à la tutelle de l’Etat. « L’acte II », intervenu en 2003/2004, transférait de nouvelles compétences et établissait l’autonomie financière des « collectivités territoriales ». A ce stade, la décentralisation se situait encore dans le cadre d’un territoire national soumis aux mêmes lois et, en principe, aux mêmes règles.
C’est précisément ce qui change avec « l’acte III », placé significativement, sous l’égide d’un haut-conseil des territoires et de conférences territoriales de l’action publique. Rien que la terminologie en dit long de l’ampleur du changement en train de s’effectuer. La République deviendrait un assemblage de territoires pouvant être des communes, des intercommunalités, des départements ou des régions fusionnant les départements en une collectivité unique comme il était prévu en Alsace (mais les Alsaciens en ont décidé autrement), des métropoles dites « d’intérêt européen » se séparant du département et en absorbant les compétences comme dans le cas du « Grand-Lyon »… Il y aurait également un « grand Paris », un « grand Marseille », un « grand Narbonne », un « grand Roanne », etc. qui soulèvent l’opposition d’une partie, voire de la majorité, des élus. Chaque territoire adapterait les lois et fixerait ses propres règles selon les intérêts économiques, l’idéologie des élus, l’influence des lobbies et les rapports de force locaux.
C’est dans ces termes, évidemment, qu’il faut comprendre la déclaration de François Hollande, le 5 octobre 2012, devant les Etats généraux de la démocratie territoriale : « la République est une mais elle n’est pas uniforme ». Traduire : elle n’est plus Une et Indivisible. Les collectivités territoriales disposeraient d’un « pouvoir d’adaptation locale de la loi et des règlements ». Suivant les demandes des collectivités territoriales, les « blocs de compétences » seraient transférés de manière différenciée et aléatoire selon la commune, le département, la région… La gestion des eaux mais aussi l’enseignement des langues régionales, la formation professionnelle, l’orientation, pourraient être confiés ici à une région, ailleurs à un département, ou à plusieurs, ailleurs encore, aux communes ou aux intercommunalités.
Pour m’en tenir à notre propos, je ne vais évidemment pas détailler les 38 engagements pris, à ce jour, par l’Etat envers les collectivités territoriales, engagements qui concernent des domaines aussi divers que les stratégies économiques, l'insertion professionnelle, les dépenses de fonctionnement des collectivités ou la couverture numérique… Ce qu’il faut souligner, si l’on veut vraiment comprendre le danger, y compris en matière de contenus d’enseignement, c’est qu’une telle balkanisation de l’action publique serait difficilement compatible avec des statuts nationaux en particulier avec celui de la Fonction Publique, que l’Education pourrait difficilement rester nationale et que les programmes scolaires – c’est explicitement prévu dans la loi Peillon - seraient adaptés aux contraintes et aux pressions locales.
La loi Peillon
La question des rythmes scolaires, qui a été le levier de la mobilisation tant des enseignants que des parents et des élus, n’est que le révélateur d’une entreprise de démembrement de l’Education nationale. Elle consiste en un ensemble d’amendements au Code de l’éducation dont les articles 46 et 47 du chapitre V définissent avec précision les objectifs, le dispositif et le fonctionnement des Projets Educatifs Territoriaux. Ceux d’entre vous qui n’ont pas le temps de lire les 40 pages d’amendements et les 35 pages d’annexes trouveront l’essentiel de cette loi dans la circulaire du 20 mars, cosignée, dès le lendemain du vote de l’assemblée, par le ministre de l’Education nationale avec celui des sports, de l’éducation populaire et de la vie associative.
Selon les localités et les projets, pourront être organisées pendant la pause dite « méridienne » ou après 15h30 des activités d’aide et de soutien encadrés par les enseignants et des activités péri-scolaires, sportives, artistiques, culturelles ou « d’éveil citoyen » confiées à des personnels rétribués par la collectivité territoriale. Les problèmes soulevés, de manière immédiate sont bien connus. Les municipalités pourront difficilement trouver, au même moment, pour toutes les écoles et dans toutes les disciplines concernées, des personnels qualifiés prêts à travailler une demi-heure ou ¾ d‘heure par jour. Ces activités vont coûter très cher. « Elles n’auront pas de caractère obligatoire ». Un alinéa du texte ministériel est consacré aux « tarifs des prestations éventuellement facturées aux familles » qui paieront ainsi deux fois, en tant que parents et en tant que contribuables, pour un enseignement dont l’école garantit, en principe, la gratuité, l’adverbe éventuellement étant de pure forme. Faute de moyens, les municipalités seront tentées de charger les effectifs et transformer ces activités en garderie. Sur ces aspects, tout a été dit.
Ce qui l’a été beaucoup moins, c’est que les municipalités pourront recourir à des officines privées ou à des associations mettant à leur disposition, les personnels adéquats voire des projets clé-en-main et on voit comment cette loi ouvre subrepticement la porte à la privatisation d’une partie des enseignements scolaires. Quand on lit attentivement le texte ministériel, on est frappé par son insistance sur la participation des associations à la définition et au contrôle de la mise en œuvre des « Projets éducatifs territoriaux » : les associations de jeunesse et d’éducation populaire ou d’« autres associations et institutions » à vocation sportive, culturelle, artistique ou scientifique notamment » seront membres du comité de pilotage. « Tous les acteurs intervenant dans le domaine de l’éducation » seront rassemblés autour du PET. Dans un autre paragraphe censé préciser la nature de ces associations on trouve l’énumération suivante : « mouvement sportif local, institutions culturelles, associations locales, etc. ». Ce Le etc figure dans le texte ! Le moins que l’on puisse dire c’est que la gamme des associations appelées à élaborer et à contrôler le PET, donc une partie des matières d’enseignement, est extensible à l’infini.
Aujourd’hui les matières sportives, artistiques, « culturelles » (avec ou sans guillemets), et demain ? Le texte anticipe cette évolution de manière parfaitement explicite: le PET pourra « aller jusqu’à s’ouvrir, selon le choix de la ou des collectivités intéressées, à l’ensemble des temps scolaires, périscolaire et extrascolaire, de l’école maternelle au lycée ». En clair : selon la majorité politique ou l’influence des groupes de pression, une collectivité territoriale pourra décider de s’affranchir de programmes nationaux qui deviennent de pure forme, indicatifs dans le meilleur des cas, ou de les adapter aux contenus qui lui sont chers. On entrevoit, bien entendu, à quel point l’histoire qui peut, selon les opportunités, être définie comme une discipline à vocation « culturelle » ou comme une dimension essentielle de « l’éveil citoyen », va devenir un enjeu.
Clio en danger
Là encore, le terrain a été préparé comme on dit en termes militaires par 40 ans de contre-réformes qui ont fait passer l’histoire du statut de discipline fondamentale sous la République à celui, beaucoup moins enviable, de discipline récréative voire facultative sous un régime qui n’en a même plus l’apparence. Mais son cas s’est aggravé avec la contraction de la semaine scolaire consécutive à la suppression du samedi matin, dont elle est une victime collatérale. Plus grave encore : l’histoire, jadis l’une des disciplines dont les instituteurs étaient le plus férus, est aujourd’hui une discipline mal aimée des maîtres eux-mêmes. Alors que, depuis la « pédagogie de l’éveil », nombre d’instituteurs avaient pris l’habitude de ne plus en faire, encouragés en cela par le discours utilitariste officiel (ce qui importe c’est de savoir lire, écrire, compter, manier l’ordinateur et, suivant les lubies de tel ou tel ministre, apprendre l’anglais), voilà que les programmes de 2002, en eux-mêmes excellents, leur assignent brutalement une mission impossible pour qui n’est pas spécialiste. Il faut tout à la fois maîtriser des savoirs de haut niveau, les actualiser en permanence, apprendre aux élèves à traiter les documents de manière critique et leur faire comprendre comment les historiens écrivent l’histoire ! Ces excellents programmes n’ont convaincu que les passionnés. Le nombre d’échanges de services que j’ai pu observer dans les écoles, en tant que formateur, est révélateur d’un fait peu rassurant : beaucoup de maîtres ne demandent qu’à s’en débarrasser. Dans bon nombre d’écoles, c’est le passionné d’histoire assure cette discipline pour tout un niveau voire pour toute l’école !
Le danger est donc de deux ordres. Le premier serait qu’à une étape ultérieure, l’histoire devienne une « activité culturelle » périscolaire qui échappe aux enseignants. On n’en est pas là mais la porte est plus qu’ entr’ouverte. Le second, plus immédiat, c’est le renforcement de la pression des élus et des associations sur l’école et sur les contenus d’enseignement eux-mêmes. En ce qui concerne les élus, nous savons que pour beaucoup, la frontière entre le culturel et le cultuel a tendance à s’estomper et qu’ici et là se multiplient les « miniconcordats ». Pour ce qui est des associations, nous venons de voir que toute barrière est délibérément supprimée. Un maire généreux et sympathique, n’importe quelle association, dynamique et entreprenante, des parents, dont il sera de mauvais ton de refuser les initiatives voire, un intervenant bouillonnant d’idées pourront proposer des activités, des dossiers, des sorties, dont ni le caractère scientifique, ni la neutralité idéologique ne seront garantis. Les « acteurs de la vie éducative » pourront formuler des réserves sur les programmes voire contester la validité d’une partie des contenus.
Ceux d’entre nous qui ont enseigné, en particulier l’histoire, ont tous été confrontés d’une manière ou d’une autre, à ce genre de problèmes. Nous étions en mesure de résister, ou de les ignorer. Les sorties ou l’invitation d’intervenants extérieurs relevaient de notre libre choix, dans la mesure où elles s’intégraient à notre travail pédagogique. Ceci parce que nous restions adossés – même de manière formelle - à des programmes nationaux et surtout, à un statut qui nous permettait d’échapper aux pressions.
Tout change à partir du moment où les « acteurs de la vie éducative », pour reprendre les termes consacrés, sont représentés es qualité dans le comité de pilotage du « projet éducatif territorial ». On voit bien, à moins d’être d’une naïveté coupable, quel parti des lobbies idéologiques voire politiques, les élus, à qui la préparation même de l’acte III de la décentralisation reconnaît une sorte de toute-puissance, vont pouvoir tirer de cette nouvelle situation. Imaginez la position d’instituteurs vendéens à qui on « proposera » (je choisis un mot faible) de manière répétée et insistante, au nom du « devoir de mémoire », des sorties pédagogiques avec dossier bien préparé, au mémorial des Lucs-sur-Boulogne. Quelle histoire enseignera-t-on en Corse où le conseil régional vise, dès aujourd’hui à « corsiser » les emplois et à imposer la « valorisation de la culture corse »? Et en Bretagne où les nationalistes ont largement popularisé leur vision de l’histoire bretonne en diffusant massivement l’Histoire de la Bretagne en bande dessinée ? Aucun éditeur n’en voulait. Elle est parue que grâce aux bons soins d’un lobby d’une cinquantaine d’industriels qui avaient compris que l’identitaire fait vendre. Enfin, - ce n’est pas, si j’ose dire, un « détail » - elle a été réalisée par le monarchiste Sécher et par Le Honzec, ancien dessinateur de Minute. Les mêmes pressions s’exerceront, au nom de la mémoire, de l’identité, de la culture particulière, en Alsace et au Pays basque. Mais pas seulement. Dans certains quartiers et dans certains établissements, où les professeurs hésitent déjà à traiter la shoah, soit parce, n’étant pas juifs, ils ne sont pas qualifiés pour le faire, soit parce que, pour d’autres, elle est censée ne pas avoir eu lieu, où certains élèves contestent aux professeurs blancs toute compétence pour parler de l’esclavage, des « communautés » autoproclamées chercheront à imposer leurs revendications mémorielles.
Détour par les langues régionales
Pour être un peu plus complet, je ferai un détour par la question des langues régionales, le rapport à la langue étant aussi un rapport à l’Histoire. Libre aux bretons qui le souhaitent de parler entre eux le « breton unifié », même si c’est un breton totalement réinventé qui ne leur permet pas d’être compris de leur grand-mère. A chacun ses fantaisies culturelles. J’irai même plus loin : des écoles diwan bilingues, pourquoi pas ?
En revanche, que ces écoles soient monolingues, de l’instit à l’infirmière-lingère, qu’on n’y parle que le breton, de manière à ce que les enfants ne commencent à apprendre le français qu’à 5 ou 6 ans comme langue étrangère, non ! L’idiome régional peut être utilisé à titre privé ou à des fins culturelles mais le français est la langue commune, ce qui permet à tous les citoyens d’être justiciable des mêmes lois, de les comprendre de la même façon, de prendre part aux débats qui précède leur élaboration par l’intermédiaire des représentants, en un mot d’être égaux. De plus, parler la même langue, c’est se sentir citoyens d’une même nation et c’est évidemment contradictoire avec l’idée que la France ne serait plus qu’une addition de « territoires » ayant chacun son identité, sa langue et sa mémoire. Apprendre à l’enfant, le français comme une langue étrangère, c’est lui apprendre à percevoir la République comme un régime d’occupation. D’un point de vue plus pratique, je rappellerai enfin ce que Pierre Jakez-Hélias fait dire en substance, à son grand-père, dans Le cheval d’orgueil: avec le breton, on est comme une vache attachée à un piquet ; on broute ce qu’on peut ; avec le français, on va brouter où on veut.
Or le mouvement Diwan, il faut le savoir, a refusé la formation de ses maîtres dans les IUFM afin qu’ils ne soient pas au contact des francophones et a obtenu, dans les années 90, l’ouverture de ses propres établissements de formation en liaison avec des établissements basques et occitans de même type. Ce qui nous amène à la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, dont la ratification figurait au programme du candidat Hollande. Cette charte que l’on nous vante volontiers comme un progrès démocratique garantissant les droits des minorités a été inspirée par le lobby Peuples et Ethnies Solidaires, qui prétend parler au nom de 100 000 000 de personnes réparties en 70 ethnies, qui a le statut d’ONG et qui est représenté, avec voix consultative, au Conseil de L’Europe. Ce lobby ne fait pas mystère de ses objectifs : faire éclater les Etats-nations, œuvrer à la mise en place d’une Europe des ethnies. C’est évidemment notre conception de la nationalité, fondée non sur l’ethnie mais sur la citoyenneté, qui est visée au premier chef.
Derrière chaque langue réputée minoritaire se profile, en effet, une réinvention de l’histoire, ou plus exactement une mémoire forgée sur mesure. Chaque région, chaque groupe qui se définit comme « culturel » c’est-à-dire – appelons un chat un chat- ethnique, a une histoire particulière a se raconter, une mémoire qui lui convient mieux que l’histoire dite « officielle » c’est-à-dire la vraie, celle qu’écrivent les historiens. La décentralisation laissera, bien évidemment, à ces passions identitaires toute latitude pour faire prévaloir, en lieu et place d’histoire, des mémoires idéologiquement intéressées.
Faire imploser la République
Le grand mérite de la Révolution française, c’est d’avoir substitué à un agrégat de pays, de provinces, de bailliages et autres sénéchaussées de statuts et de droits différents, une nation de citoyens égaux devant les mêmes lois. Un siècle plus tard, les républicains ont complété cette oeuvre en garantissant – fût-ce formellement - à tous les enfants le même droit à l’instruction, à un même savoir, en assurant à tous les mêmes programmes. Les progrès de la recherche ont permis à la discipline historique de dépasser les mémoires particulières et de substituer la recherche de la vérité à l’instrumentalisation idéologique des faits. C’est tout cela qui est aujourd’hui en cause.
La « territorialisation » de la République aurait pour résultat de la faire imploser et de nous ramener aux bons vieux pays, aux bonnes vieilles provinces de l’ancien-régime. La Révolution française n’est pas terminée.