Christian Coudène : Je vais poser quelques questions à Pierre Roy, membre de la Commission Administrative
Nationale de la Libre Pensée, président de la Fédération de la Libre Pensée de la Loire, co-auteur d’un ouvrage sur les Monuments aux morts pacifistes en France et auteur d’une
biographie de Pierre Brizon qui fut député socialiste pacifiste durant la permière guerre mondiale.
La
Libre Pensée poursuit depuis des années le combat pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la guerre de 14-18. Peux-tu nous rappeler ce dont il s’agit ? A première vue on peut
se demander si ce n’est pas un problème à la fois daté et très limité quant à sa portée ? Quelle est la motivation profonde de la Libre-Pensée à ce sujet ?
PR - La Libre Pensée a une vigoureuse tradition antimilitariste qui est fondée sur le caractère très particulier de l’armée avec sa
hiérarchie toute puissante, son obéissance passive, son observation de rituels désuets et l’absence complète de tout caractère démocratique dans son fonctionnement.
La guerre de 14-18 é été une guerre de bout en bout impérialiste. il s’agissait du partage du monde entre deux blocs impérialistes qui s’affrontaient pour la conquête
de marchés et donc de possessions coloniales où les investissements du Capital étaient d’une immense rentabilité.
Du côté français le haut commandement a fait preuve d’une incompétence notoire : assauts à la baïonnette, guerre de mouvement en août -septembre 14, alors que les
soldats d’en face n’avaient qu’à balayer à la mitrailleuse les assaillants qui parcouraient le no mands’ land entre les tranchées avec tout leur barda Les échecs répétés, les pertes en vies
humaines, pertes inutiles y compris au sens de la technique militaire, demandaient des boucs émissaires : ce sont les bonhommes (comme les soldats s’appelaient entre eux) qui ont payé cette
incompétence ; plus de 600 000 morts d’août 14 à août 15 sur le total d’un million cinq cent mille pour toute la guerre côté français.
Fusiller pour l’exemple cela avait pour but de dresser face à l’épouvante de l’assaut une épouvante encore plus terrible : celle d’être fusillé par sa propre
hiérachie militaire pour dissuader d’imiter un comportement qui avait valu au soldat coupable de l’avoir adopté d’ être condamné à mort, d’où l’expression "pour l’exemple ". Cela peut se résumer
ainsi : obéir et certes risquer sa vie mais avec une chance d’en sortir ou désobéir, mais mourir d’une mort certaine, fusillé pour l’exemple ou tué sur place par un officier de sa propre
armée.
CC : Quelle est l’ampleur de la répression qui a alors eu lieu ? A quels objectifs correspondait-elle ?
PR - Au total les historiens s’accordent à la chiffrer à 600 environ le nombre des fusillés pour l’exemple. Certains d’entre eux font
remarquer que c’est peu par rappport aux 7 ou 8 millions d’hommes qui au total ont été mobilisés. Curieux calcul ! Bizarre arithmétique de consolation ! D’autant plus qu’on ne compte
pas ce qui n’est pas chiffrable : les exécutions sommaires, les condamnations à mort indirectes par exposition à une mort certaine, par exemple les mains liées de l’autre côté du parapet des
tranchées (Pétain à Verdun en 1916).
En fait – et c’est important à comprendre - il régnait sur le front un climat de tension extrême où la mort rôdait partout sous les obus, les "marmitages" incessants,
parfois du fait des canons français par tirs mal ajustés. Au lieu de passer au dessus de la tranché française pour frapper la tranchées en face les obus tombaient sur la tranchée française.
Situations très fréquentes.
Quant aux situations d’accusés livrés à l’arbitraire des conseils de guerre spéciaux (cours martiales), elles ont été nombreuses. Le sous-lieutenant Chapelant en a été
victime en octobre 14. Condamné à mort pour capitulation en rase campagne, commandant un poste de mitrailleuses, il est blessé au genou au sortir de la tranchée encerclée par les Allemands ;
fait prisonnier, il s’évade, rejoint les positions françaises : il sera fusillé, attaché sur un brancard dressé contre un poteau d’exécution.
CC : Il y a un intérêt renouvelé pour la guerre de 14-18. Beaucoup de livres d’historiens et d’écrivains, de témoignages à travers
des correspondances de gens du peuple par exemple paraissent ? Pourquoi cet engouement ?
PR - En effet en gros depuis les années 1985 (parution des Carnets de guerre du tonnelier Louis Barthas en 1983) l’intérêt se manifeste
en faveur du " vécu" des bonhommes ou poilus. Barthas met en évidence le phénomène des fraternisations qui fait l’objet depuis peu d’une sorte de remise en perspective. On sait que Lénine y
voyait une forme embryonnaire de mobilisation révolutionnaire. Dès janvier 1915, il attire l’attention là-dessus.
Puis l’entre-deux guerre a recouvert d’un voile pudique ce phénomène malgré des oeuvres romanesques qui en parlaient comme La Peur de Gabriel Chevallier.
Le cinéma récemment s’est emparé de cette thématique, donc il y a un regard renouvelé sur la guerre de 14-18.
Par contre les fusillés pour l’exemple ont été très tôt au centre des combats démocratiques de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants), de la LDH
(Ligue des droits de l’homme), de journalistes comme Réau, de certains hommes politqiues (Andrau, Meunier etc.). Des historiens contemporains comme Offenstadt ou le général Bach ont fait beaucoup
pour la cause des fusillés pour l’exemple. Aujourd’hui, après la décision anglaise de réhabiliter les fusillés poui l’exemple de l’armée britannique de 14-18, il appartient au gouvernement de
déposer un projet de loi, d’agir dans ce sens, en décidant la réhabilitation. C’est une oeuvre de justice que la Libre pensée demande. Pour faire valoir cette exigence, ce sont quatre
organisations qui se sont regroupées, l’ARAC, la LDH, l’Union pacifiste, la Libre Pensée. Le refus des poilus de la boucherie à laquelle ils étaient voués a eu un caractère collectif, plus ou
moins visible. Au printemps 1917, il sera très visible.
N’est-ce pas le refus de l’inacceptable qui est à la base de grands événements dans l’Histoire ?
CC : Les historiens sont-ils tous d’accord sur cette analyse ?
PR - Non, les historiens ont longtemps, je l’ai dit, occulté un phénomène comme les fraternisations et ils ont minimisé l’importance des
fusilllés pour l’exemple. L’intérêt pour les mutineries de 17 sur le front de Champagne, au bas de la ligne de collines de cette région, notamment celle du Chemin des Dames, s’est renouvelé. On a
vu des historiens travailler sur les mutineries : colloques, ouvrages divers se sont multipliés.
L’historien Pierre Miquel a parlé de "grève de la guerre", d’autres parlent de "grève des tranchées". Le nombre des fusillés pour l’exemple se monte en un mois à une
cinquantaine. Là encore on peut minimiser, mais c’est considérable. Pétain a succédé au calamiteux Nivelle et il combine la répression avec l’amélioration de l’ordinaire, du régime des
permissions et surtout il renonce à la stratégie offensive ; il attend l’arrivée des tanks, des avions et des Américains.
Un aspect est peu mis en évidence, y compris par les historiens : le député Brizon proteste le 14 juin 1917 à la Chambre contre ce qui se passe au
front :
"J’appelle ici l’attention du gouvernement et de la Chambre en m’adressant à leurs sentiments de sympathie et de justice : pour les soldats du front plus de peine
de mort pour des coups de tête (dénégations - bruits ). Messieurs, à l’heure où je parle, on fusille des soldats sur le front ! Des balles françaises assassinent des soldats français (vives
protestations)
Le président de l’Assemblée intervient : « Il est impossible d’employer un pareil langage ici, et d’appliquer aux sentences des conseils de guerre une
pareille expression "(Applaudissements). M. Brizon, je vous rappelle à l’ordre »
Brizon poursuit : « Avez -vous fait fusiller les généraux qui ont fait massacrer inutilement nos soldats au cours de l’offensive d’avril ? [...] Je le
dis : nous réclamons la même discipline pour les officiers et pour les soldats. Ne fusillez pas les généraux, je ne le demande pas. Mais ne fusillez pas non plus les soldats au nom de la
discipline . C’est leur neuvième commandement " ( Brizon désigne ainsi les revendications des soldats).
Il enchaîne :
« Et voici le dixième [commandement] : avant l"hiver, la fin du cauchemar, la fin de l’hécatombe, la fin de la ruine, la fin de cette misérable guerre »
La voix des trois députés Kienthaliens (ils avaient participé à la conférence socialiste internationale de Kienthal au printemps 1916) est isolée dans le parlement français, mais comme le disait
Alexandre Blanc, "elle est majoritaire dans les tranchées"
On a nié récemment encore les phénomènes de résistance. L’historien Jean-Jacques Becker, le père de la théorie du consentement (autre vocable pour patriotisme), dans
un article de la revue L’Histoire, paru en novembre 2007, a purement et simplement réduit à presque zéro, les phénomènes de résistance.
Mais les faits sont têtus.
C’est ainsi que le poilu Louis de Cazenave qui vient de mourir à 110 ans à Brioude avait parfaitement compris le rejet profond de la guerre par les soldats. C’est en
hommage à cela qu’il a obstinément refusé les honneurs et c’est ce qui l’a conduit à dire peu avant sa mort : "on part patriote, on revient pacifiste". Lui aussi parle des
fraternisations.
CC : Ya t-il un lien entre les mutineries de 17 et un événement comme la révolution russe qui a éclaté en février 17 ?
PR - De lien organisé, structuré, non, selon toute apparence, mais de lien profond, inscrit dans le tissu général de la crise sociale
internationale gigantesque qu’exprime un phénomène comme une guerre mondiale, certainement qu’il y a un lien.
En France, au printemps 17, ce sont des grèves multiples, c’est le refus du contingent russe combattant en France de continuer la guerre et le désir des soldats russes
de rentrer chez eux, de rejoindre les Soviets, la démocratie ouvrière en marche après la chute du tsarisme. On doit savoir que ce contingent russe a été parqué au camp militaire de La Courtine
dans la Creuse et qu’il a été canonné par l’armée française encadré par des officiers russes. Les lettres des soldats français -soit qu’elles aient échappé à la censure toute puissante, soit que
des historiens les aient retrouvées au siège de la censure postale —, ces lettres comportent beaucoup d’allusions à la révolution russe de février 17, allusions qu’on peut résumer dans les
formules : "Ce qu’ont fait les Russes, il faut qu’on le fasse chez nous !", "A bas la guerre ! "
CC : Mais du côté des opprimés et/ ou de leurs représentants, aucune initiative d’ensemble pour mettre un terme à la
boucherie ?
PR - Si, des initiatives, certes minoritaires, mais des initiatives. La révolution russe par exemple a été préparée par tout un
combat.
Il faut s’entendre sur le mot préparer. Ce n’est pas je ne sais quel deux ex machina qui décide un beau matin la révolution ou la révolte. Ce sont des millions
d’hommes qui se mettent en mouvement.
Personne ne pouvait prévoir à quel moment cela se produirait mais les manifestes de Zimmerwald et de Kienthal ont joué leur rôle, modeste sans doute, mais leur
rôle.
De même les mutineries. Les partisans d’une histoire policière ne voient que des meneurs, des manipulateurs et les masses naïves et prêtes à tout. Tout cela n’est pas
sérieux.
La bataille pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple s’inscrit dans un combat pour la vérité et pour la justice. En ce sens ; elle rejoint celle des
Lumières, de Voltaire en particulier, pour réhabiliter la mémoire de Calas ou du chevalier de la Barre.
Les députés socialistes kienthaliens, Pierre Brizon, Alexandre Blanc, Jean-Pierre Raffin Dugens, le syndicat des instituteurs avec les Bouët, Hélène Brion, le couple
Mayoux etc., le groupe de la Vie ouvrière animé par Rosmer, Monatte et d’autres, ont repris cette tradition qui est l’honneur de la pensée libre combattante.
Je le rappelle : aujourd’hui, ce sont quatre organisations qui se mettent ensemble pour demander cette réhabilitation. La Libre Pensée va proposer une action
commune à Craonne, par exemple début mai, sur cet objectif.
Les quatre organisations ont demandé sur cette question une entrevue avec un représentant du gouvernement.
Nous ne lâcherons pas.
C’est trop important.